Militant depuis plus de 60 ans, Satish Kumar donne une conférence au Château de Bossey, près de Genève, ce samedi. Ce grand défenseur du vivant montre comment l’engagement peut puiser sa force dans la spiritualité
Satish Kumar est un activiste indien bien connu en Grande-Bretagne où il vit depuis 1973. Militant du désarmement nucléaire en pleine guerre froide, rédacteur en chef de la revue Resurgence & Ecologist pendant 43 ans, il a aussi fondé à Totnes (Devon) le Schumacher College. De nombreux militants et décideurs s’y sont formés à l’écologie profonde et à la durabilité. Il donnera ce samedi une conférence «Entre engagement et spiritualité» au Château de Bossey (VD). Rencontre avec un sage venu depuis chez lui en train.
De 9 à 18 ans, vous avez été moine jaïn. A 86 ans, que vous reste-t-il de cette période?
La capacité de vivre le moment présent. La vie des moines consiste à vivre chaque instant comme un cadeau de l’univers. On apprend à ne pas trop s’attarder sur le passé, ni sur le futur. «Quelle est la meilleure action que je peux faire aujourd’hui?» C’est ça, l’entraînement du moine. Pardonnez-vous, pardonnez aux autres et vivez l’instant! N’accordez que 10-15% de votre esprit au passé, 10-15% à la planification du futur: il vous restera entre 70% et 80% de votre attention disponible pour agir maintenant.
En 1962, alors que vous avez 26 ans, vous entreprenez avec un ami une marche pour la paix, à la rencontre des dirigeants de quatre pays qui détenaient l’arme atomique. Qu’est-ce que ce périple de plus de 13 000 km et sans argent a changé dans votre connexion à la Terre?
Ça a changé beaucoup. Je marchais au plus fort de la guerre froide. Il y avait une énorme tension entre l’Union soviétique et les Etats de l’Ouest. Mais en dépit de cette tension, je prouvais que les gens sont hospitaliers et bienveillants. J’ai marché à travers 15 pays, sans un sou en poche. Des pays musulmans, chrétiens, communistes, capitalistes, riches, pauvres… Pendant deux ans et demi, j’ai vécu grâce à la générosité et l’hospitalité d’inconnus. L’humanité est bonne. Tous les conflits sont le fruits de pensées stupides de politiciens qui déposent la peur dans le coeur des gens ordinaires. J’ai appris pendant ces années de marche pour la paix qu’on peut célébrer la diversité humaine plutôt que d’en faire un prétexte à des divisions et à des guerres. J’ai marché à travers des montagnes, des déserts, des jungles, des forêts, j’avais des blessures aux pieds, des douleurs aux genoux, mais j’ai vécu la grande générosité de l’humanité.
Vous n’êtes pas désespéré quand vous regardez la situation de la planète et de l’humanité aujourd’hui?
J’ignore ce que l’avenir nous réserve, mais aujourd’hui, je peux agir pour l’écologie, la paix dans la monde, le bien-être des autres et le mien, écrire un livre, vous parler, m’occuper de mon jardin, cuisiner… Mais je fais sans sans aucune attente. J’accepte juste la vie comme elle vient et j’agis. Ce n’est pas la planification ou la pensée qui transforme le monde, c’est mon action et de ma participation à la vie.
«Sois le changement que tu veux voir dans le monde», disait Gandhi, un de vos modèles. Mais des changements systémiques, donc économiques et politiques, ne sont-ils pas aussi nécessaires pour éviter la catastrophe écologique?
Gandhi ne disait pas qu’il fallait s’arrêter à l’action individuelle! Gandhi vivait la non-violence dans son existence personnelle et il la diffusait dans le monde. Il a mis en place un mouvement anticolonialiste, il a orchestré des campagnes de boycott des produits européens. Il a passé huit ou neuf années en prison pour ça. Martin Luther King a été arrêté 29 fois! Ils montraient l’exemple en incarnant le changement et ils agissaient pour transformer le monde. Etre soi-même le changement, ce n’est pas la fin, c’est juste le début de l’action.
Vous insistez sur l’amour. Qu’a-t-il à voir avec l’activisme?
L’action politique et la spiritualité ne doivent pas être opposées. Elles sont deux jambes qui nous permettent d’avancer. Extinction Rebellion, Fridays for Future, les boycotts, toutes ces actions doivent avoir pour moteur l’amour. C’est une force très puissante pour agir et pour s’ancrer dans la spiritualité. Le Mahatma Gandhi luttait contre l’impérialisme, mais il n’était pas contre les Anglais. Il éprouvait de l’amour pour les humains, pour la terre, pour les animaux. L’activisme doit émerger de l’amour pour le vivant, pas de la haine. Sinon notre action militante nous consume. Autre chose très importante: agir sans espérer un résultat. Sinon, quand le résultat n’est pas au rendez-vous, vous êtes déçu et sombrez dans l’éco-anxiété, le burn-out. Mais vous ne serez jamais déçu ni désespéré si vous agissez avec compassion, amour, soin. Jusqu’à votre dernier souffle, vous resterez plein d’espoir. C’est la raison pour laquelle la spiritualité et l’activisme doivent avancer main dans la main.
Comment agir sans attente? C’est très difficile à concevoir pour un esprit occidental!
C’est là que la culture orientale peut aider. Vous ne pouvez pas maîtriser les résultats de votre engagement! La seule chose qui est entre vos mains, c’est votre action. Elle a sa valeur intrinsèque. Regardez Martin Luther King, il a été assassiné, mais des dizaines d’années plus tard, Barack Obama a été élu président. Parmi celles et ceux qui luttaient contre le racisme dans les années 1960, qui aurait pu rêver qu’un homme noir accède un jour à la Maison-Blanche? Quand on a commencé à parler du renouvelable en Europe, il n’y avait pas une seule éolienne et aujourd’hui plus de 30% de notre électricité provient des énergies renouvelables. Des changements sont à l’œuvre et on ne les contrôle pas. Ne vous en inquiétez pas. Les victoires, les résultats, c’est un cadeau de l’univers. Ne vous préoccupez que de votre action, elle s’ajoute à celle des autres. Elle est une petite contribution aux grandes forces de transformation qui viendront en leur temps. Je dois faire au mieux de mes capacités. Si je n’y arrive pas, mes enfants y arriveront peut-être. Sinon, la génération d’après.
Mais aujourd’hui, on n’a plus beaucoup de temps pour agir. Selon les experts du GIEC, il ne nous reste même que quelques années pour réussir…
Je ne suis pas le maître du temps. Le futur m’échappe. Je ne peux agir que depuis ma place. Qu’est-ce que je peux faire aujourd’hui? Ecrire une lettre à mon président? M’asseoir devant mon Parlement comme Greta Thunberg? Se préoccuper pour le futur ne fera que créer de la peur, de la colère et de l’angoisse. Ça va vous paralyser. Ne vous préoccupez ni du futur ni des résultats. Le temps, c’est aujourd’hui, pas demain. Sortez de chez vous et faites de votre mieux. Votre boulot, c’est d’agir, agir, agir. Avec amour.
Samuel Socquet
Cet article est la version longue d’une interview parue le 18 mai 2022 dans l’hebdomadaire « L’Evenement syndical ». Photo d’illustration: Satish Kumar © Geoff Dalglish.